mercredi 2 avril 2014

Mission impossible









Matériel supplémentaire

Oui, les chiens sont daltoniens. Mais ce n'est pas une tare particulièrement canine; en fait, la plupart des mammifères le sont aussi. Nous avons de la chance, nous les humains, de faire partie des primates de l'ancien monde; nous jouissons en effet depuis quelques millions d'années d'une vision trichromatique(ce qui veut dire que nous pouvons distinguer trois principales couleurs; dans notre cas, le bleu, le rouge et le vert). Ce trait est partagé dans une certaine mesure par certains primates du nouveau monde, et nous allons ici parler un peu de perception des couleurs.

La perception de la lumière par le cerveau humain repose sur la stimulation de photorécepteurs situés au fond de l'oeil. Chacun de ces photorécepteurs est une cellule nerveuse, qui pour envoyer son signal via le nerf optique (qui relie chaque oeil aux parties appropriés du cerveau) doit être stimulée par des photons. Le photon est la particule associée au rayonnement électromagnétique, incluant celui du spectre visible. Nos photorécepteurs servent donc à convertir le rayonnement électromagnétique en courant électrique que le cerveau pourra interpréter.

Le mécanisme de stimulation des photorécepteurs est le suivant. Chacune de ces cellules spécialisées contient une grande quantité de disques membranaires internes, ressemblant à une pile de pains pitas. Dans les membranes de ces disques, issues de replis de la membrane plasmique, se trouvent des protéines appelées opsines. Les opsines, à leur tour, sont associées à un dérivé de la vitamine A qu'on appelle 11-cis retinal. C'est la raison pour laquelle on dit aux enfants que les carottes sont bonnes pour les yeux.

Dans les photorécepteurs appelés bâtonnets, spécialisés pour la vision nocturne parce que très sensibles, l'association entre l'opsine et le retinal s'appelle rhodopsine. Dans les photorécepteurs appelés cônes, spécialisés pour la vision diurne, l'association entre l'opsine et le retinal s'appelle photopsine ou iodopsine. Ces deux types de photorécepteurs ne sont pas disposés de la même façon dans la rétine: les cônes sont moins nombreux (6-7 millions par oeil) et concentrés au fond de l'oeil en un point appelé macula, dans l'axe de la pupille; les bâtonnets sont plus nombreux (environ 125 millions) et plus disséminés, ce qui les rend aussi responsables de notre vision périphérique. Le fait que les photorécepteurs périphériques soient également plus sensibles explique pourquoi, la nuit, il nous arrive de voir une étoile du coin de l'oeil mais qu'on la perde de vue sitôt qu'on cherche à la regarder en face: bien qu'assez brillante pour nos bâtonnets, elle ne l'est pas assez pour nos cônes.

Chaque photorécepteur, dans l'obscurité, laisse entrer librement des ions sodium (Na+) à travers un canal sodique, ce qui le dépolarise. L'ouverture du canal sodique dépend de son association au GMP cyclique, qui est abondant dans la cellule dans l'obscurité. Cette dépolarisation de la membrane plasmique ouvre des canaux calciques dépendant du voltage, ce qui augmente également la concentration interne de calcium. Ce calcium, à son tour, cause la fusion de vésicules contenant du glutamate avec la membrane plasmique, permettant à ce neurotransmetteur de sortir de la cellule et de se rendre aux neurones bipolaires voisins, qui sont les suivants dans la chaîne de signalisation vers le cerveau. Le glutamate libéré dit, essentiellement, "on ne voit rien en ce moment".

Quand des photons viennent frapper la rhodopsine ou la photopsine, leur énergie est absorbée et provoque un changement de conformation du rétinal, qui passe de la forme 11-cis à la forme tout-trans. Ce changement de forme mène à l'activation d'une protéine membranaire voisine, une protéine G appelée transducine, qui ensuite active une phosphodiestérase. Cette dernière clive le GMP cyclique pour en faire du GMP tout court, et dans ces conditions le canal sodique ne peut pas rester ouvert. Le sodium ne pouvant plus entrer dans la cellule, celle-ci commence à se polariser, ce qui ne s'arrange pas quand le canal calcique se ferme aussi. Devant cette hyperpolarisation, les vésicules de glutamate ne fusionnent plus avec la membrane, et le photorécepteur cesse d'envoyer le neurotransmetteur aux cellules bipolaires. Cette interruption de signalisation est interprétée comme la perception de photons ou, en termes plus familiers, "HÉ, CERVEAU! JE VIENS DE VOIR UN PHOTON!"

L'opsine présente dans les bâtonnets et celle présente dans les cônes n'est pas la même. En effet, à partir d'un gène ancestral d'opsine, d'anciens évènements de duplication génique suivis de modifications des copies créées ont permis au monde animal de disposer de nombreuses variations sur le thème de la protéine photoréceptrice. La plus intéressante particularité des différents gènes d'opsine est que les protéines pour lesquelles elles codent n'ont pas toutes la même sensibilité pour les différentes longueurs d'onde retrouvées dans la lumière visible.

Ainsi, l'opsine appelée RHO se trouve dans les bâtonnets. Elle a un pic d'activation situé à une longueur d'onde d'environ 495 nm. Son gène se trouve sur le chromosome 3.

Nos autres opsines, retrouvées dans les cônes, sont les suivantes:

  • OPN1SW, qu'on appelle familièrement "opsine bleue". Elle est excitable de 400 à 500 nm, avec un pic à 420 nm environ. Son gène est sur le chromosome 7.
  • OPN1MW, qu'on appelle familièrement "opsine verte". Elle est excitable de 450 à 630 nm, avec un pic à 534 nm environ. Son gène est sur le chromosome X,juste en aval de celui du gène suivant. Ah! Un autre détail: chez certaines personnes à la vision tout à fait normale, ce gène est répété: on en a deux copies l'une à côté de l'autre.
  • OPN1LW, qu'on appelle aussi "opsine rouge". Elle est excitable de 500 à 700 nm, avec un pic à 564 nm environ. Son gène est également sur le chromosome X, juste en amont du gène de l'opsine verte.


Chaque cône n'exprimera qu'un type d'opsine "colorée", et sera donc spécialisé pour un certain pic d'excitabilité. C'est la différence de stimulation des différents cônes qui fait que notre cerveau distingue les couleurs. Que se présente un paquet de photons dont la longueur d'onde est, disons, de 430 nm, et les cônes "bleus" seront très excités; les cônes "verts" ne le seront pas tellement, et les cônes "rouges" encore moins. Le cerveau interprète tout cela en se disant "je vois de la couleur bleue". Les bâtonnets, eux, puisqu'ils ne viennent qu'en une seule catégorie, font simplement dire au cerveau "je vois de la lumière", même si le pic d'absorption des bâtonnets est à 495 nm, et donc assez proche du vert.

Les opsines, on en a glissé un mot, viennent de la duplication et de la divergence d'un gène ancestral. En suivant les différentes branches de l'arbre de la vie, on assiste au développement d'opsines sensibles à de nombreuses longueurs d'ondes; ainsi, les chondrichtyens (les poissons cartilagineux comme les requins, les raies et les chimères) possèdent une opsine pour bâtonnets et 4 types pour les cônes; le rouge, le vert, le bleu et l'ultraviolet (bien qu'il s'agisse d'un ultraviolet tellement proche du bleu que... mais n'anticipons pas). Les poissons osseux, qui sont apparus après, ont complexifié leur arsenal qui a des opsines rouge, ultraviolette, deux bleues et trois vertes en plus d'une pour les bâtonnets. Nos ancêtres à nous, mammifères, ont pendant longtemps adopté un mode de vie nocturne (imaginez partager la Terre avec les dinosaures, et vous aussi vous voudrez vous faire aussi discret que possible)! et pendant cette période ont perdu l'opsine verte et l'opsine bleue, ne laissant que l'opsine ultraviolette et l'opsine rouge en plus de l'opsine pour bâtonnet. Pas besoin de bien discerner les couleurs quand on vit dans le noir, pas vrai? "Oui mais", vous demandez-vous. "Comment se fait-il que je voie la couleur bleue et pas les ultra-violets"? C'est que notre opsine ultraviolette a changé avec le temps, et a maintenant un pic d'absorption à 420 nm. Elle est devenue notre nouvelle opsine bleue.

Et c'est là qu'en sont la plupart des mammifères d'aujourd'hui, avec des opsines noir/blanc, rouge et bleue. Mais voici un coup de bol pour les primates de l'ancien monde (Asie et Afrique): notre opsine rouge, sur le chromosome X, vient à subir un évènement de duplication, et nous nous retrouvons avec deux copies de l'opsine rouge placées en tandem sur le chromosome X. Rien de bien excitant,jusqu'à ce que la copie située en aval accumule des mutations changeant sa sensibilité, la transformant en une nouvelle opsine verte! Très commode pour distinguer les pommes mûres des pommes vertes. Parce que nous possédons des opsines permettant de distinguer trois couleurs à partir de nos différents cônes, on dit que notre vision est trichromatique. Le chien, lui est dit "dichromatique" vu qu'il n'a pas notre cône vert.

Advenant la mutation de nos gènes d'opsines, on perdra la faculté de distinguer les couleurs. C'est ce qui arrive aux daltoniens. Ceux-ci sont le plus souvent des garçons (dans le cas du daltonisme vert-rouge), parce que les garçons ne possèdent qu'un seul chromosome X et les filles deux. Une fille avec une mutation dans un gène d'opsine du chromosome X pourrait toujours compenser avec le gène intact trouvé sur son deuxième chromosome X, ce qui n'est pas possible pour le garçon. (On peut muter l'opsine verte ou l'opsine rouge et le résultat final est le même: on ne distingue pas bien le vert du rouge). Pour le daltonisme impliquant le bleu, c'est différent: garçons et filles ont le même nombre de chromosomes 7.

Pour les singes du nouveau monde (d'Amérique, en d'autres termes), on a une drôle de situation: il existe d'abord différentes variétés (ou "allèles") de l'opsine rouge, et l'une d'entre elle... est devenue pas mal verte. On a donc les cas suivants: des mâles porteurs de l'allèle rouge ou porteurs de l'allèle vert, et qui sont donc daltoniens pour des raisons différentes; des femelles dont les deux chromosomes X sont rouge-rouge ou vert-vert, daltoniennes elles aussi, et finalement des femelles rouge-vert, qui ont une vision trichromatique. Imaginez les disputes quand vient le temps de choisir la couleur des rideaux! Il existe enfin des singes d'Amérique, les singes hurleurs Alouatta et Aotus, qui ont développé indépendamment la vision trichromatique, quand une partie du chromosome X portant l'allèle vert a été introduite un peu en aval d'un allèle rouge sur un autre chromosome X. Trichromatie instantanée! De quoi nous en faire voir de toutes les couleurs.

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