vendredi 19 juin 2015
La mer à boire
Matériel supplémentaire
Inondations en Mésopotamie
L'une des toutes premières civilisations à utiliser le langage écrit et à léguer des histoires aux générations à venir, Sumer, s'est développée dans la plaine entre le Tigre et l'Euphrate, un pays justement appelé Mésopotamie ("entre deux fleuves") par les Grecs. Je trouve à la fois triste et très romantique que des histoires soient si anciennes qu'elles ne nous soient parvenues que grâce à quelques tablettes d'argile (parfois une seule!) couvertes d'écriture cunéiforme, et que quand un petit morceau de tablette manque nous n'avons pas accès et n'aurons jamais accès au texte qui manque. En une ère d'imprimerie et de textes électroniques reproductibles à l'infini, une telle fragilité nous semble bien archaïque et illustre l'incroyable valeur de tout ce que nous a laissé l'antiquité.
Cette région fertile et fabuleuse, berceau de la civilisation, était bien sûr sujette au mauvais caractère des deux puissants fleuves qui l'approvisionnaient en eau. Il arrivait qu'ils sortent de leur lit. (La même chose devait se produire le long du Mississippi ou du Yang-Tsé, mais à l'époque on n'y écrivait pas encore d'histoires).
Les inondations en Mésopotamie pouvaient avoir une ampleur catastrophique; suffisamment pour provoquer des bouleversements politiques et marquer l'imaginaire. On en a pour preuve une liste des rois sumériens écrite quelque part vers la fin du 3e millénaire avant l'ère moderne. Cette liste décrit le passage de la couronne d'un roi à l'autre, mais aussi le passage du pouvoir central d'une ville à l'autre, presque dans tous les cas suite à une conquête militaire. Par contre, en un point c'est un "grand déluge" qui est responsable du passage du pouvoir à la ville de Kish. Il a fallu que ce déluge-là soit particulièrement important.
Des fouilles archéologiques nous ont révélé que les innondations majeures n'étaient pas rares dans cette région, ainsi qu'en témoignent d'importantes couches d'argile à différentes profondeurs. On recense au moins quatre inondations majeures pendant le troisième millénaire.
Qu'est-ce qu'on fait quand on habite une plaine inondable et que tout d'un coup le niveau de l'eau commence à monter? Faute de montagnes proches, je suppose que le premier réflexe est de mettre tout ce qu'on possède dans une embarcation et d'y monter à son tour. Et c'est ce qu'on fait les héros de plusieurs histoires écrite dans cette région du monde.
Atrahasis
L'épopée d'Atrahasis, qui inclut une histoire de la création du monde, nous est connue grâce au travail de scribes qui nous ont légué trois documents, l'un écrit en Assyrien et deux autres en dialectes babyloniens. Le dernier de ceux-ci date du règne du roi Ammi-saduqa, ce qui le place entre les années 1647 et 1626 avant notre ère. C'est probablement l'une des plus anciennes histoires que nous racontions encore.
Dans cette histoire, nous voyons les dieux de Sumer remettre en question la pertinence d'avoir peuplé la Terre d'êtres humains. En effet, cette prolifique engeance fait tellement de bruit qu'elle en dérange les célestes personnages. Dixit Enlil, dieu du vent (entre autres attributs divins): "Le bruit que fait l'humanité est devenu insupportable; mon sommeil est troublé par leur vacarme incessant!" Quiconque aura souffert de la présence d'un voisin de palier trop bruyant ne saurait lui tenir rigueur d'une telle irascibilité.
La solution au problème d'Enlil n'était pas de porter des bouchons dans les oreilles la nuit, mais restait quand même toute simple: une peste génocidaire. Heureusement pour nous, le dieu Enki (plus amical, et responsable des eaux douces) suggéra à un mortel (mortel mais vivant très, très longtemps), Atrahasis, d'inciter ses congénères à ne prier que le dieu Namtara, le dieu de la peste. Ce dernier, sensible à notre dévote attention, finit par mettre un terme à l'épidémie avant que nous n'ayons disparu.
Douze siècles plus tard notre population avait encore crû plus qu'il n'est raisonnable, et nous n'avions pas gagné en discrétion. Cette fois-ci, Enlil nous envoya une sécheresse dévastatrice. Encore une fois, Enki avertit Atrahasis (je vous avais bien dit qu'il vivait longtemps!) et lui enjoignit de prier cette fois le dieu du tonnerre Adad, qui comme son collègue Namtara mille ans plus tôt finit par alléger nos souffrances en faisant pleuvoir. Une autre catastrophe totale évitée.
Mais voilà, après encore douze siècles de plus nous devions redevenir aussi nombreux et aussi bruyants que par le passé, poussant à bout un Enlil privé de sommeil. Aussi irrité qu'on puisse l'être, le divin insomniaque décréta que cette fois serait la bonne et il fit jurer à tous les dieux de ne plus contrecarrer ses desseins. Anu et Adad devaient s'occuper du firmament, Enki devait veiller sur les eaux, et lui-même s'occuperait de la terre: aucun de ces domaines ne devaient plus donner quoi que ce soit à manger aux humains. La famine devait régner!
Et la famine régna, si bien que les parents en vinrent à manger les enfants. Mais ce brave Enki devait à nouveau intervenir, malgré son serment. Il envoya assez de poissons dans les fleuves et les rivières pour que la disette soit vaincue.
"Comment"? rugit probablement Enlil en sumérien. "Enki ose m'enquiquiner?" Furieux de ce que son collègue ait été à l'encontre de la politique commune adoptée par les autres dieux, Enlil lui ordonna d'utiliser son pouvoir sur les eaux pour causer un déluge universel qui lui permettrait enfin, en noyant tous les mortels, de retrouver un sommeil quiet.
Enki n'avait pas d'autre choix que de se plier à cet impératif génocidaire, mais il trouva une façon astucieuse de respecter à la lettre son serment sans pour autant abandonner Atrahasis (l'habile Enki aurait d'ailleurs dû être le dieu des avocats). Au lieu d'avertir le mortel du déluge qui approchait, Enki avertit... le mur de la maison d'Atrahasis, en présence du propriétaire des lieux qui se demandait probablement pourquoi un dieu s'adressait à un mur.
Atrahasis, ainsi aurait pu l'en informer son mur de maison, devait dans les plus brefs délais abattre son domicile et construire un bateau. Cette embarcation devait avoir un toit étanche, et il devait y faire loger sa femme, sa famille, assez à manger pour un bon bout de temps (il dut abattre maint mouton et boeuf pour ce faire), ainsi que tous ses animaux de ferme et autant d'animaux de la steppe qu'il pouvait rassembler.
Chose faite, Atrahasis put survivre à la pluie qui s'abattit sur la terre pendant sept jours. Mais là ce sont les dieux qui se retrouvèrent Gros-Jean comme devant: ayant tué tous les cultivateurs, il ne leur restait plus personne pour offrir des sacrifices! Et donc, quand ils réalisèrent qu'Atrahasis avait survécu au déluge, ils lui permirent de prospérer à nouveau. Des limites furent imposées à l'humanité concernant le bruit, cependant: notre espérance de vie fut sévèrement écourtée; la naissance devint difficile; la mortalité infantile grimpa en flèche.
Sources (en anglais):
Archéologie et déluges mésopotamiens; histoire d' Atrahasis; l'épopée dAtrahasis et le déluge. Grand merci aux gens qui maintiennent de tels sites.
Utnapisthim
Les thèmes de l'histoire d'Atrahasis sont repris quelques siècles plus tard dans l'épopée de Gilgamesh, roi d'Uruk, mise par écrit aux environs de 1200 avant notre ère à Babylone. Au cours de ses voyages, l'aventureux roi dont on y narre les exploits rencontre Utnapishtim, le survivant du grand déluge, que les dieux avaient depuis cette histoire déifié à son tour.
Tout comme c'était le cas dans l'histoire d'Atrahasis, les dieux avaient décidé de mettre un terme au bruit que faisait l'humanité en la noyant dans un déluge universel. Le héros, averti par un dieu bienveillant, (Ea, qui est le même qu'Enki) s'était vu confier la mission de sauver ce qui pouvait l'être. Il devait donc démolir sa maison et bâtir un grand bateau.
Ce navire devait faire 10 fois 12 coudées de long et de large, ce qui donne à peu de choses près 60 mètres par 60 mètres. Était-il donc cubique? Était-il circulaire? Le dernier point eut été intriguant, vu que les Irakiens des marais construisent encore aujourd'hui des coracles ayant cette forme pour naviguer. (Je doute toutefois qu'on puisse y faire tenir un grand nombre d'animaux de ferme).
Pour nous faire une idée de la taille de ce navire, considérons que le paquebot Queen Elizabeth II faisait 293 mètres de long, quelque 80 mètres de hauteur et 32 mètres de large. L'arche d'Utnapishtim comptait sept niveaux séparés en neuf compartiments, et avait été rendue imperméable par des tonnes de bitume et d'huile végétale. Un tel espace était nécessaire car Utnapishtim devait amener à bord toute sa famille, tous ses animaux, tout son or et son argent, "les graines de tout ce qui vit", ainsi que tous les ouvriers ayant travaillé à cet impressionnant chantier. Et à juste titre, car ces braves artisans avaient réalisé l'ouvrage en un peu plus d'une semaine, en étant saoûls par-dessus le marché! Saoûls? Si, si, l'épopée précise qu'Utnapishtim s'occupait bien de ses ouvriers et qu'en plus de leur donner abondamment de mouton et de boeuf à manger, il leur offrait tellement de bière et de vin qu'ils agissaient en permanence comme si c'était le festival du nouvel an.
Ensuite, eh! bien... comme prévu il plut pendant sept jours et la terre fut inondée. Au retour du beau temps, Utnapishtim envoya une colombe trouver la terre ferme, mais l'oiseau rentra sans donner signe d'avoir trouvé quoi que ce soit. On essaya ensuite avec une hirondelle, qui ne connut pas davantage de succès (puisque l'hirondelle ne fait pas le printemps, il n'y a pas de raison qu'elle fasse mieux avec la fin de la saison des pluies). Finalement, c'est un corbeau qui, envoyé en éclaireur, découvrit que les eaux se retiraient et déclina de rentrer à la maison.
Utnapishtim offrit aux dieux les prières de circonstance, ce qui attira sur lui l'attention des célestes cohortes et particulirement celle d'un Enlil très courroucé de voir un impudent mortel ainsi résister à l'extinction de sa race. Heureusement Ea, avec qui on ne badine pas, fit des remontrances au trop radical Enlil en lui soulignant qu'il y aurait eu bien d'autres moyens moins définitifs pour réduire le nombre de décibels imputables à ces trublions de mortels: des lions, des loups, des pestes, des famines, que sais-je encore? (Notez que c'est exactement ce qu'avait fait Enlil dans la version précédente de l'histoire, sans plus de succès au demeurant).
Source:
On peut lire l'épopée de Gilgamesh ici.
Noé
La même histoire nous revient quelques siècles plus tard dans la Genèse. Cette fois-ci, cependant, ce n'est pas le bruit que fait l'humanité qui est en cause mais son iniquité. Comme ce texte relève d'une religion monothéiste, c'est le même dieu qui décide de tous nous tuer via un déluge et aussi de nous sauver. Heureusement, il existe au sein de l'humanité un homme juste, Noé, que Yahweh décide de soutirer au déluge en l'avertissant à temps qu'il serait opportun de construire une arche. Ce navire sera une fois de plus très grand, mais pas cubique: il fera grosso modo 150 mètres de long, 25 mètres de large et 15 mètres de haut. On y retrouvera Noé et sa femme, ses fils et les femmes de ses fils, ainsi qu'une paire de chaque animal (avec quelques paires de plus pour les animaux "purs"), mâle et femelle pour chacun, ce qui exclut le lézard Cnemidophoris neomexicanus, qui se reproduit par parthénogenèse et ne compte que des femelles, un problème qui fit probablement dire à Noé "Oh nom d'un chien, lâchez-moi les baskets avec vos détails zoologiques"!
(Il ne faut d'ailleurs pas trop s'attarder aux détails dans ces histoires, parce que je me demande comment un déluge pourrait éliminer les mammifères marins, les invertébrés benthiques et pélagiques, les poissons, les oiseaux de mer, les... bref, vous voyez ce que je veux dire. Et ce pauvre Enlil ne risque pas de dormir plus paisblement s'il remplace tous les humains par un nombre égal de fous de bassan et de goélands).
Cette fois-ci la pluie dura quarante jours au lieu de sept, et la terre resta submergée cent cinquante jours. (Petit conseil à Enlil, ici. Si vous voulez vraiment tuer tout ce qui se trouve sur la terre ferme, suivez l'exemple de Yahweh: deux cents jours d'immersion donneront de meilleurs résultats que sept. Ne serait-ce que pour que tous ceux qui ont trouvé une chaloupe, une bassine ou même un bout de bois qui flotte finissent par mourir de faim).
L'arche du père Noé finit par s'échouer sur le mont Ararat, maintenant en Turquie. Ouvrant une fenêtre, Noé envoya un corbeau en éclaireur; le volatile rentra sans avoir trouvé de terre ferme. Noé attendit un peu, puis envoya une colombe: celle-ci revint avec au bec une feuille d'olivier, preuve que non seulement le déluge était finit mais que les oliviers s'étaient mis à pousser à une vitesse fantastique. (Pourquoi la colombe au rameau d'olivier est devenu le symbole de la paix est une sorte d'usurpation; le rameau lui-même origine de la civilisation grecque et était en effet un symbole de paix, probablement puisque la culture de l'olive est une caractéristique civilisée qui se marie mal avec la guerre. C'est la Vulgate de St-Jérôme qui a traduit de l'Hébreu "feuille d'olivier" par "rameau d'olivier". Il serait désolant qu'on associe la colombe de la Genèse à un symbole de paix, puisque sa feuille marque non pas la paix, mais la déclaration unilatérale de fin des hostilités d'une puissance génocidaire ayant anéanti son adversaire et ne permettant aux survivants de continuer à vivre que selon ses règles).
La terre étant à nouveau cultivable, Noé fit alors pousser de la vigne, produisit du vin, s'enivra et fut découvert nu et ivre mort par son fils Cham. Et cet ivrogne de patrirache, au lieu de reconnaître ses torts, décida de maudire son fils et toute sa descendance! C'est du joli. Cham aurait mieux fait de le laisser mijoter dans son vomi.
Noé saoûl comme une bourrique, par Michel-Ange:
(Image dans le domaine public).
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